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The Attic Salt Documents
Series of drawings and images

Text by Elena Sorokina

Curated by Elena Sorokina, Thomas Caillères, Clara Daquin, and
Mathilde Expose

FR

Elena Sorokina

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senti que l’air de la mine, un air lourd, spongieux, presque étouffant, commençait à me tourner la tête. Pour ne pas me laisser envahir par ce vertige inattendu mais pourtant prévisible, car de pareilles crises de claustrophobie m’arrivent chaque fois que je me retrouve dans des espaces souterrains, je me précipitai vers la sortie.

* * *

À mon retour, je me suis aperçu que Mme Rubinstein, chez qui j’ai logé durant ces trois jours passés à Cardiff, était absente ; je me suis souvenu qu’elle avait dû emmener le petit Henry à son cours de cheval, je me suis souvenu qu’étant à moitié plongé dans mon rêve, je les avais même entendus partir tôt le matin, au moment où le ciel avait été si tendre et si rose. Je me suis dit que tant pis s’ils n’étaient pas encore rentrés, tant pis si je n’avais pas l’occasion de les remercier de leur accueil, et tant pis si je ne pouvais pas laisser de doux baisers sur le front pâle d’Henry. Maintenant, je dois me mobiliser moralement, me préparer pour le départ imminent car le train ne m’attendra pas et mes valises meurent de désir d’être remplies. Avant de me diriger vers la chambre pour accomplir ce que j’ai prévu d’accomplir, je me suis fait du thé marocain car c’était le seul moyen de retrouver l’inspiration et réduire ma flemme. Pourtant ce projet bien logique, pour ne pas dire extraordinaire, que j’ai scrupuleusement construit dans ma tête, a été violemment perturbé : j’ai été pris par surprise. La surprise a été si grande que j’ai laissé tomber la tasse qui s’est brisée au moment où elle a touché le sol et mon thé s’est dispersé partout dans la cuisine. Je fus violemment surpris par l’apparition inattendue d’une deuxième Mme Rubinstein, qui était la mère de Mme Rubinstein originale dont j’ai déjà tellement parlée. Mme Rubinstein N°2 était une créature mystérieuse : c’était la première fois que je la voyais en chair et en os. J’ai eu très peu d’informations sur elle : je savais que son visage était douloureusement beau quand elle était jeune, je savais également qu’elle était muette de naissance, n’ayant à sa disposition que la langue des signes. Pendant mon séjour, je n’ai pu deviner sa présence qu’à partir d’indices disséminés : les traces de son parfum à l’huile de lavande dispersées dans l’air de la salle de bain, la porte qui claquait de temps en temps, la musique étouffée d’un gramophone, venant de sa chambre, qui ne joua qu’un seul morceau, celui de la Symphonie Inachevée de Schubert. J’ai voulu la voir, mais elle m’a évité, me jugeant comme un stranger. Et elle est restée pour moi un fantôme, créé à partir d’odeurs, de sons et de traces. Mais d’un seul coup, tout a changé. Et voilà, enfin, je la vois. J’ai oublié la tasse que j’ai cassée, j’ai oublié mon thé marocain. Je la regardais et regardais encore. Elle me regarda en retour. Je vous promets que son visage restait immobile alors que nous échangions des regards : aucun physionomiste n’aurait pu le déchiffrer. Je vous promets que malgré son âge assez avancé, elle m’a paru anormalement jeune et toujours douloureusement belle. Elle m’a passé ma veste en tweed qui revenait du pressing, sans y ajouter aucun geste, aucun signe. J’ai pris ma veste, et, oubliant les règles de politesse, je me suis retiré dans ma chambre comme un sale abruti.
Je ne me rappelle plus ni comment j’ai fait mes valises ni comment je suis parti. Tout d’un coup, je me suis retrouvé dans le train qui me ramenait à Londres : c’était un fait donné et défini. Assis sur le siège, je me suis aperçu que ma poche était plus lourde que d’habitude, comme s’il y avait quelque chose dedans. J’y ai mis ma main et j’y ai trouvé un livre. C’était un livre que je ne connaissais pas, réédité en 1882, dont l’auteur était un certain Komensky. Il s’agissait d’un labyrinthe qui n’était qu’une métaphore que je n’étais pas en mesure de comprendre. Je me suis plongé dans sa lecture. Sur la page 12 j’ai remarqué des notes faites au fusain, des notes chaotiques, parfois illisibles, mélangées avec des signes qui me semblaient impénétrables. J’ai commencé à feuilleter le livre dans l’espoir d’y trouver d’autres notes et d’autres signes, comme ceux de la page 12, et j’ai bien réussi à le faire : les pages 39, 93, 111 et 129 ont gardé des traces d’écriture qui appartenait à la même main et revenait avec une obsession insistante à la notion de spirale qui bifurque. Les notes manuscrites avaient été rédigées en français, mais les phrases contenaient beaucoup de fautes : l’auteur avait peiné avec les règles de grammaire, il avait dû être un étranger perdu, enfermé, comme j’ai pu le déduire. Qui fut-il ? Qu’avait-il cherché dans ce texte qui n’était en lui-même rien d’autre qu’un labyrinthe étrange de références imperceptibles ?
À mon arrivée à l’hôtel, je ne me suis guère couché. Au lieu de me mettre au lit, je me suis installé dans le bureau : j’ai copié les notes manuscrites, je les ai copiés comme un fou, en me disant qu’il fallait que je les compare, qu’il fallait que je les comprenne. Que je me fasse un portrait de cet inconnu dont je ne gardais que des bouts d’écriture. À partir de ces notes j’ai pu déduire qu’il s’agissait d’une personne bloquée dans la mine : quelque chose d’horrible est arrivé, le sol s’est ébranlé, le plafond est tombé. Il fut tout seul dans une chambre, coupé du reste de la mine. Il a creusé pour se faire une sortie, il a creusé dans le mur, créé par la chute de pierres, mais tous ses essais n’ont abouti à rien. Je pense qu’à un certain moment il a perdu la raison : il a commencé à se convaincre que même s’il ne pouvait pas trouver une sortie physique de sa prison souterraine, il en trouverait d’autres. Il trouverait une sortie au-delà de la physique, une sortie métaphysique. Il a rêvé d’un passage, soit un grenier, soit un passage couvert de tuyaux d’usine (oui, parfois il me semblait qu’il avait été un grand pionnier de la révolution industrielle, qu’il avait cru avec toute sa passion vive et innocente que c’était les machines, les mécanismes, enfin, les tuyaux qui allaient accomplir la mission du Christ Miséricordieux et nous sauver tous). Il a rêvé d’un passage créé de l’autre côté du mur physique et visible, un passage imaginaire et fictif, éphémère mais solide car fait de bois et de métal de tuyaux… Sur la page 129, pourtant, il a découvert que ce passage qu’il avait construit (mentalement, j’imagine) n’était qu’une impasse : la sortie métaphysique fut une illusion, une tromperie cruelle. Cela m’attrista. Je recommençais à me poser les questions qui m’avaient incité à passer la nuit sans dormir. Qui fut-il ? Où Mme Rubinstein avait-elle trouvé ce livre ? Pourquoi me l’avait-elle donné ? Fut-il un amant de cette femme belle et silencieuse qui n’a eu que le langage des signes à sa disposition ? Fut-il son frère, son cousin, son ami, ou bien